Présentation. Pierre Bourdieu : un sociologue critique de tradition cosmopolite

 

Sylvie Chiousse, Brahim Labari

 

Il y a vingt ans disparaissait une figure de la sociologie à l’âge de 71 ans. Pierre Bourdieu était un éminent professeur au Collège de France et un agitateur d’idées iconoclaste, marquant ainsi profondément les sciences sociales de son époque.

Issu d’une famille modeste d’origine paysanne – comme son livre posthume sur la crise de la paysannerie dans sa région natale en était l’illustration –, normalien, agrégé de philosophie, Bourdieu a été assistant à la Faculté des Lettres d’Alger (1958-1960), puis maître de conférences à l’université de Lille, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, avant d’intégrer le Collège de France en 1982 avec une leçon mémorable – « Leçon sur la leçon » – soumettant à la réflexion critique les mécanismes de la reproduction du « champ » académique.  Réflexion qu’il poursuivra dans Homo academicus (1984).

Dès 1964, il avait acquis une certaine renommée en publiant en collaboration avec Jean-Claude Passeron Les Héritiers, livre qui constituait – quatre ans avant le fameux mai 68 – une critique scientifique fondamentale de l’enseignement supérieur français. De ses ouvrages les plus connus, on retiendra La Distinction. Critique sociale du jugement (1979), Ce que parler veut dire (1982), La Noblesse d’État (1989), Les règles de l’Art (1992), Sur la télévision (1997), La domination masculine (1998), Les structures sociales de l’économie …

 

Intellectuel engagé, sociologue critique

Sa stature d’intellectuel hors du commun, sa formation de philosophe, et finalement son apport richissime à la sociologie, ont fait de lui une sorte de « touche-à-tout de génie », une référence à l’échelle internationale, le sociologue le plus cité et le plus enseigné dans les universités françaises et européennes. Bref, à lui seul, il incarnait l’école qui allie la démarche scientifique et la nécessité de l’action transformatrice.

Sociologue critique dans la lignée des intellectuels de la Révolution française, il portait un regard pessimiste sur la société française. Au constat déchirant des excès du libéralisme et de l’amplification de la souffrance sociale, l’auteur de La misère du monde (1993) arguait pour la nécessité de militer et d’agir au sein des mouvements sociaux. Au plus fort du « plan Juppé » en 1995-1996 (qui prévoyait la réforme du système de protection sociale), il prenait la tête des manifestants et animait des réunions syndicales.

Révolté de la marche triomphale du néolibéralisme et de loi toute puissante du marché, Pierre Bourdieu représentait l’inspirateur des mouvements de contestation sociale comme « ATTAC ». Il décriait par-dessus tout la marchandisation du monde qui produit les inégalités de plus en plus criantes, conséquence d’un capitalisme à outrance.

Son engagement en faveur de la régularisation des sans-papiers au plus fort des lois Debré lui a permis de pointer les paradoxes de l’ultra-libéralisme à commencer par la nécessité pour les hommes (tous les hommes) de circuler librement comme sont autorisés à le faire les capitaux. Au moins, sur ce point, les ultra-libéraux auront le mérite de la logique.

Sociologue de tradition cosmopolite, il exprime à plusieurs reprises son soutien à l’Algérie ravagée par une guerre sans visage en fondant en 1993 le Comité international de soutien aux intellectuels algériens (CISIA).

En 1996, il fonde l’association « Liber/Raisons d’agir », éditrice de petits livres militants dénonçant le néo-libéralisme ou « la corruption de la société médiatique ». Il s’élevait ainsi contre l’indigence et la médiocrité de ces essayistes médiatiques qui, à coup d’analyses et de prophéties tendancieuses et partisanes, donnent au pouvoir politico-économique ses lettres de noblesse et la caution scientifique de son bien-fondé. À dire vrai, il ne les portait pas dans son cœur tant il est vrai qu’ils se complaisent sans vergogne dans un rôle que son ami Serge Halimi, à la suite de Nizan, qualifie de cette formule lapidaire : « les chiens de garde ».

P. Bourdieu était également très attaché aux pratiques kabyles et aux mutations des pratiques socio-économiques des sociétés en transition vers le mode de production capitaliste. Ses travaux consacrés à l’Algérie lui ont permis d’être reconnu aussi comme un grand anthropologue : Sociologie de l’Algérie (1958), Travail et travailleurs en Algérie (1963), Le Déracinement (1964) (avec le regretté Abdelmalek Sayad).

 

Une empreinte indéfectible et une source constante d’inspiration

La vingtaine d’années qui vient de s’écouler a vu se multiplier les publications autour de sa pensée, ses apports, l’édition de ses cours au Collège de France, la création de Fondations, d’une Université populaire, de pages « hommage » sur les réseaux sociaux, etc. Janvier 2022, qui commémore les vingt dans de sa disparition, voit foisonner de toutes parts les sorties d’ouvrages. 

P. Bourdieu garde son indéfectible empreinte de sociologue critique et engagé. Sociologue critique… et critiqué par ces « demi-habiles » comme il les nommait qui se sont pourtant appropriés ses concepts et en jonglent avec plus ou moins de bonheur.

Avec la collaboration de Tassadit Yacine qui a bien voulu répondre à notre invitation, Esprit critique a choisi la réédition revue et augmentée du numéro thématique consacré à sa vie et à son œuvre publié en mars 2002.

 

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