Interroger les frontières de la prison au prisme du maintien des liens familiaux

Enjeux méthodologiques et premières hypothèses d’une enquête exploratoire sur la conjugalité à l’épreuve de l’incarcération

 

vol. 33.1, mai 2023

 

pdf Higelin vol. 33.1

 

 

Audrey Higelin

Sophiapol, université Paris-Nanterre

 

 

La prison a cessé d’être considérée et étudiée comme un monde clos. Les travaux s’emparant de la prison comme organisation (Combessie, 1998 ; Rostaing, 1998) permettent en effet d’interroger les frontières de l’établissement carcéral avec une acuité nouvelle.

Travailler sur la conjugalité à l’épreuve de la prison est ainsi une des manières de se situer dans une perspective propre à étudier les liens réciproques entre la prison et le dehors, dans un mouvement à la fois centrifuge et centripète, en comprenant le « périmètre sensible » (Combessie in Faugeron, Chauvenet et Combessie, 1996) dans une acception très large, incluant l’espace relationnel et conjugal.

Exploitant les premiers résultats d’une enquête, dans sa phase exploratoire, sur la conjugalité considérée au prisme de la prison, le présent article se fixe pour objectif, après avoir présenté les méthodes, enjeux et dispositif de l’enquête empirique, de déterminer comment la politique de maintien des liens familiaux en détention est un facteur de redéfinition des frontières de l’institution carcérale.

 

Une enquête empirique en période de crise sanitaire

 

Le présent article s’appuie sur une recherche de terrain débutée en juin 2020, toujours en cours. J’ai choisi de m’intéresser spécifiquement au point de vue des compagnes de détenus au sein des couples hétérosexuels pour des raisons principalement statistiques[1]. Les méthodes mobilisées empruntent à l’ethnographie et à la statistique.

Une période d’observation a été menée pendant neuf mois au sein d’une association d’accueil de compagnes avant et après parloir ou unité de vie familiale, dans un centre pénitentiaire comprenant maison d’arrêt (capacité de 477 places au 1^e janvier 2021), centre de détention (capacité de 209 places au 1^e janvier 2021) et quartier de semi-liberté (capacité de 26 places au 1^e janvier 2021), doté d’Unités de vie familiale (UVF) et parloirs simples. L’association « Bienvenue[2] », quant à elle, comportait 120 adhérents au 1^e janvier 2021 parmi lesquels 105 adhérents actifs, dont 41 effectuaient leurs permanences au centre pénitentiaire objet de l’observation. Le président est un homme, l’extrême majorité des bénévoles sont des femmes retraitées. L’association assure des permanences dans l’accueil famille du centre de détention, et a, entre autres, pour objet social « l’accueil et l’écoute bienveillante » des familles de détenus et « le maintien des liens familiaux[3] ».

Du fait de la crise sanitaire, les structures d’accueil de familles de détenu.e.s sont restées intégralement fermées jusqu’à fin juin 2020, la plupart des parloirs également, et l’accès aux établissements pénitentiaires a globalement été très aléatoire à partir de janvier 2020 (mouvements de grève des transports, confinement, déconfinement progressif, mise en place de mesures propres à la prévention de la Covid-19[4]…). Les sites Internet, les réseaux sociaux et autres forums ont été les principaux viatiques de constitution de mon groupe d’enquêtées initial, et il se trouve que l’extrême majorité d’entre eux est gérée, fréquentée, et animée par des compagnes de détenus.

Ces groupes ont ainsi fait l’objet d’une enquête ethnographique en ligne. Afin de resserrer l’enquête sur la population enquêtée, ont été privilégiés les groupes d’entraide de familles de détenus sur Facebook, qui possèdent deux caractéristiques principales, qui induisent des biais dont il convient de tenir compte dans l’analyse. D’une part, ils sont extrêmement labiles : ils sont susceptibles de changer régulièrement de nom et apparaissent et disparaissent de manière rapide et a priori imprévisible pour la chercheuse, de même que leurs membres, qui en ont une fréquentation d’opportunité : les groupes et les profils Facebook se créent, se modifient, se suppriment et se remobilisent facilement. Une recension des groupes d’entraide de compagnes de détenus a été réalisée en début d’enquête (juin 2020) et une veille hebdomadaire quant à l’existence de ces groupes a été effectuée tous les samedis soir : il est apparu que seuls les groupes comportant très peu de membres (entre 27 et 102, en moyenne 36 sur la période considérée : juin 2021 à avril 2021) présentaient cette instabilité. La fréquentation de groupes plus stables dans le temps et comportant plus de membres a permis de conclure que ces micro-groupes, qui se sont révélés exclusivement féminins (« réservés aux compagnes, mères et sœurs de détenus[5] ») étaient des émanations de groupes plus anciens et très fréquentés : certaines compagnes, sans pour autant se désolidariser du « groupe-mère » dans lequel elles se sont rencontrées, se retrouvent dans un espace parfois temporaire qu’elles créent par affinités et au besoin afin d’échanger autour de préoccupations particulières, voire ponctuelles.

D’autre part, constituant des espaces d’entre-soi protecteur, ces groupes dédiés spécifiquement aux femmes sont très fermés. Sur les 29 groupes français dédiés aux proches de détenus recensés en juin 2020, 22 étaient réservés aux femmes, et avant d’être acceptée dans le groupe, il convenait d’envoyer aux administratrices une preuve de détention d’un fils/frère/compagnon (fiche d’écrou, mail officiel de l’administration pénitentiaire, preuve de virement bancaire). Mon accès a systématiquement été refusé par les administratrices. Certaines ont toutefois accepté de s’en expliquer en entretien. Parmi les arguments récurrents et stéréotypés revenaient ceux de vouloir « protéger les membres des regards extérieurs », et d’« avoir une liberté de parole[6] ». Les interactions qui ont lieu sur ces groupes représentent un point aveugle de ma recherche, mais l’accès à la population enquêtée n’en est pas impacté, étant donné qu’elle fréquente également les groupes plus ouverts.

Après une fréquentation de plusieurs semaines des groupes ayant accepté l’adhésion d’une sociologue qui se présentait comme telle, l’un d’eux a suscité mon intérêt : « Dans l’attente de notre libération[7] ». Il a fait l’objet d’une observation assidue pendant neuf mois et d’interactions avec les membres. Il comptait 1 460 membres au 13 mars 2021. Il s’agit d’un groupe privé existant depuis 2017, ayant pour objet d’accueillir des proches de détenus et toute personne intéressée par la prison, afin de proposer aide et information. J’y ai présenté mon étude comme s’intéressant à la vie familiale et conjugale des compagnes de détenus et y ai entretenu des interactions régulières, commentant les publications des membres et participant à des débats. Je m‘y connectais en soirée et le week-end, moments les plus riches en interactions, y consacrant en moyenne trois heures par semaine. Les compagnes de détenus y étaient les membres les plus actifs.

 

Le corpus d’entretiens et le dispositif d’enquête

 

Ont été réalisés à ce jour trente-sept entretiens avec cinq membres de l’Administration pénitentiaire, deux détenus, vingt-cinq compagnes de détenus et cinq bénévoles associatifs. Si l’on se concentre sur les compagnes de détenus, il s’est agi d’entretiens biographiques, dont la durée va de 35 minutes à 3h12 minutes. Les enquêtées ont entre 19 et 56 ans, avec un âge moyen de 37 ans et médian de 32 ans. Si l’apport de l’entretien à une recherche est souvent jugé au prisme d’un implicite quantitatif (Beaud, 1996), mon enquête a pris le parti d’« assumer le caractère “non représentatif de l’entretien” » (Beaud, 1996 : 233). J’ai également multiplié les entretiens avec certaines des enquêtées qui le souhaitaient, au nombre de 4, dans un souci de suivi longitudinal. L’enquête ne se fixe pas pour objectif d’être représentative de l’ensemble de la population de femmes dont le conjoint est ou a été incarcéré au sens statistique[8], elle n’en est pourtant pas moins significative : il s’est agi pour moi de « raisonner à partir des singularités » pour « en extraire une argumentation de portée plus générale » (Passeron et Revel, 2005 : 9). Compte tenu du contexte sanitaire et de l’impossibilité longue et régulière d’accéder au terrain, toutes les enquêtées ont, à ce jour, été recrutées par le biais des groupes d’entraide aux compagnes de détenus sur internet, et les entretiens ont été menés par téléphone, ce qui a contribué à réduire l’effet de coprésence inhibiteur et a favorisé le recueil de récits très intimes.

La créatrice du groupe « En attendant notre libération », Céline, est une femme âgée de 49 ans, employée dans le domaine sanitaire et social, dont le compagnon, âgé de 57 ans, devenu ouvrier à sa sortie de prison en dépit d’études supérieures, a effectué une peine de prison entre cinq et dix ans. Ils n’ont pas d’enfants ensemble et étaient amis avant l’incarcération de monsieur, la mise en conjugalité s’étant effectuée pendant sa détention.

Céline a joué le rôle de gatekeeper (Schwartz, Jacobs, 1979) pour la présentation de mon enquête à ses membres et pour l’obtention d’entretiens. Le groupe est apolitique mais militant, en ce sens que ses modérateurs ne soutiennent ni partis ni syndicats, mais utilisent des moyens de communication (relais de conférences, pétitions), pour s’emparer de débats autour de la détention, ce qui rend le groupe stable en termes d’existence et de fréquentation.

Le terrain et la méthode ont eu pour vertu d’ouvrir assez largement l’éventail des caractéristiques sociodémographiques de mes enquêtées, en termes de groupe social d’appartenance, dans une perspective d’analyse qualitative aussi précise que possible. Toutefois, il convient de noter que le caractère virtuel du terrain possède intrinsèquement un point aveugle : les femmes qui n’ont pas accès à Internet pour des raisons multifactorielles (illettrisme, illectronisme, accès à la langue française…). En tout état de cause, sur le terrain numérique comme sur le terrain physique, les femmes avec lesquelles il a été possible d’interagir étaient celles qui étaient le plus fortement dotées en capitaux, notamment culturels.

L’enquête a été présentée de la même manière à tous les acteurs rencontrés comme s’intéressant à la vie conjugale et familiale des compagnes de détenus. Les enquêtées ont été questionnées à l’aide d’un guide d’entretien portant sur leur trajectoire biographique, en insistant sur leur vécu conjugal passé et présent. Il m’a été aisé de gagner leur confiance dans la mesure où elles voyaient mes interactions sur le groupe Facebook et qu’elles étaient informées à mon sujet en amont par les échanges qu’elles pouvaient avoir entre elles sur le groupe de soutien et/ou avec la tête de réseau qui les orientait vers moi. Leur volonté de donner satisfaction à la tête de réseau et de ne pas s’écarter du discours dominant sur son groupe constitue un biais qu’il ne faut pas négliger, mais qui devient moins opérant à mesure que l’entretien s’installe dans la durée et engage les enquêtées à revenir sur leur propre parcours. Enfin, l’adoption d’une démarche réflexive sur le dispositif d’enquête permet également de mettre en avant le rôle important qu’a pu avoir mon statut de sociologue dans les propos tenus par les enquêtées, en particulier les têtes de réseaux, promptes à rendre publiques les conséquences de l’incarcération sur le couple dans le but notamment d’aider d’autres personnes également concernées. Les entretiens étaient en outre d’autant plus faciles à mener que les compagnes de détenus sont habituées à exposer leur vie personnelle, voire intime, à des travailleurs sociaux ou membres des Services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP). Afin de permettre à leur compagnon d’obtenir des Unités de vie familiale (UVF) ou des aménagements de peine, les compagnes de détenus ont intérêt à épouser un discours finaliste qui convient à l’institution. La longueur des entretiens, mon statut de chercheuse et le dévoilement des conditions de ma recherche (non financée, gage de mon indépendance pour mes interlocutrices) ont toutefois permis de faire affleurer un discours moins stéréotypé.

 

Étayage théorique et premières hypothèses : le maintien des liens conjugaux en détention comme facteur de déplacement de la frontière de la prison

 

Interroger les frontières de l’institution carcérale au prisme du maintien des liens familiaux engage à mobiliser les approches convergentes de la sociologie de la prison et de l’écologie sociale, considérant les frontières physiques et symboliques de la prison. La notion même de frontière d’une institution amène ainsi à en questionner la porosité[9], dans la filiation théorique des travaux de Philippe Combessie, qui propose de manière pionnière d’analyser la prison comme un système ouvert, en définissant l’espace péri-carcéral comme l’espace d’influence entre la prison et son environnement (Combessie, 1996). En s’attachant à l’interface entre la prison et la société, il adopte un positionnement différent de Michel Foucault, qui, dans Surveiller et Punir (Foucault 1993 [1975]), propose certes une articulation entre la prison et le monde extérieur, mais en s’intéressant à la façon dont l’institution carcérale, en tant que telle, peut être considérée comme un archétype explicatif des modalités de contrôle social et de normalisation dans les sociétés modernes.

Analyser la prison comme un espace ouvert invite également à relire Erving Goffman et le concept d’institution totale qui, loin d’être dépassé, gagne à être remis sur le métier à l’aune des évolutions contemporaines de ces institutions.

La typologie goffmanienne des institutions totales définit en effet ces dernières par un certain nombre de caractéristiques et de pratiques communes, au titre desquelles une frontière qui sépare l’intérieur de l’extérieur, une vie en communauté régie par des règles strictes, la promiscuité, la prise en charge des besoins et l’assignation aux individus qui y vivent d’un statut défini par l’institution, au détriment de leur identité propre (Goffman, 1968 [1961] : 41). Or on assiste aujourd’hui, au sein des institutions d’enfermement en général, à un certain nombre de changements : un mouvement amorcé de désenclavement au cours des dernières années, la multiplication des moyens de communication et une plus grande implication, voire participation, des individus pris en charge par les institutions dites totales à la définition des modalités de leur parcours, la prison ne faisant pas exception. Il paraît donc pertinent d’interroger les évolutions de l’institution carcérale à l’aune de sa « détotalisation » (Rostaing, 2009) et des modalités de « décloisonnement » qui sont à l’œuvre (Combessie, 2000). La politique de maintien des liens familiaux, et en particulier conjugaux, participe des deux : détotalisation et décloisonnement. L’espace péri-carcéral évoqué précédemment devient alors également symbolique, en plus que d’être strictement physique.

En effet, l’administration pénitentiaire veille « au maintien et à l’amélioration[10] » des liens familiaux pour favoriser la resocialisation et l’amendement du détenu. Or, il est aujourd’hui admis que les proches du détenu éprouvent par contagion du stigmate certains des effets propres à l’incarcération, que Caroline Touraut appelle « expérience carcérale élargie » (Touraut, 2012), qui induit une confrontation personnelle du conjoint qui n’est pas détenu avec le milieu carcéral, au sens physique aussi bien que symbolique. Pendant l’incarcération de leur compagnon, les compagnes de détenus doivent ainsi se socialiser aux normes qui régissent le fonctionnement de l’institution carcérale, et à la sortie de ce dernier, elles sont susceptibles de partager également les « effets postpénaux » (Pires, Landreville, Blankevoort, 1981 : 321). Forte de cet étayage théorique, l’étude empirique permet d’émettre plusieurs hypothèses.

Certes, la politique de maintien des liens familiaux permet aux couples d’entretenir leur relation y compris dans ce qu’elle a de propre à la conjugalité, à savoir la sexualité conjugale (Bozon, 2001). Les parloirs sont le premier dispositif accessible au couple, pour permettre une rencontre physique, mais les relations sexuelles y sont interdites. Il existe toutefois des dispositifs permettant d’accueillir l’intimité sexuelle des couples, au titre desquels les parloirs dits familiaux et les UVF (Lancelevée, 2011). Depuis la loi pénitentiaire de 2009, toutes les personnes détenues peuvent en principe bénéficier d’une UVF au moins une fois par trimestre. Toutefois, en pratique, peu de détenus éligibles en bénéficient étant donné le faible nombre d’établissements dotés d’UVF[11]. En outre, pour les parloirs familiaux et les UVF, la personne détenue doit avoir un « lien de parenté, d’alliance ou lien amical solide » avec la personne qui souhaite la visiter[12]. Peuvent ainsi y accéder les conjoints mariés, les partenaires pacsés, les concubins justifiant leur situation et les personnes ne justifiant pas d’un lien de parenté ou d’alliance juridiquement établi mais attestant d’un « projet familial commun » avec la personne détenue.

Cela appelle plusieurs remarques, si l’on passe sur l’expression de la conjugalité en parloir, déjà très renseignée en sciences sociales[13]. Les dispositifs destinés à accueillir les conjoints en prison permettent d’importer à l’intérieur de la prison des pratiques propres à la vie à l’extérieur, notamment la sexualité conjugale, mais sous des contraintes très spécifiques. Quand il s’agit d’obtenir un salon familial ou une UVF – les deux dispositifs dans lesquels l’expression d’une sexualité conjugale est légalement possible –, ce n’est pas directement le corps de la compagne qui donne droit à l’exercice d’une sexualité, mais le bon usage de ce corps, inscrit dans un contexte relationnel stable, explicitement corrélé à un « projet familial commun » évoqué plus haut. Ainsi, s’agissant des détenus condamnés, la réservation d’UVF s’effectue par une double demande écrite du détenu et de la compagne, adressée au chef d’établissement, qui prend sa décision après une enquête du service pénitentiaire d’insertion et de probation de la prison (SPIP) et après qu’une « commission d’attribution », comprenant un personnel du SPIP et des personnels de surveillance, s’est réunie. L’enquête donne lieu à des entretiens préalables avec le détenu et la visiteuse, si le couple n’est pas marié, afin de s’assurer de l’existence d’un « lien affectif réel » entre le détenu et la visiteuse. Il y a donc là une police de l’intimité, qui vient décerner un brevet de respectabilité à la relation, passeport pour l’éventualité d’une sexualité.

Il n’y a pas de règles écrites en la matière, ce qui est vécu par le couple comme un dispositif aléatoire. Il convient généralement, dans la pratique, que la demande d’UVF ait été précédée de plusieurs parloirs avec la compagne. Par la valorisation du maintien des liens conjugaux, l’administration pénitentiaire s’appuie sur une conception de la sexualité adossée à la conjugalité. Pour accéder à une sexualité relationnelle avec son compagnon, la femme doit donc être une « bonne compagne », dans une conception conservatrice, genrée et hétéronormative des rapports femmes/hommes, conforme à l’ordre social que l’administration pénitentiaire, faisant là office de « police du genre » (Darley, Mainsant, 2014), promeut implicitement. Les contraintes sont alors ici administratives, matérielles, et morales.

D’autres limites peuvent également être à l’œuvre. Considérons deux témoignages de compagnes au sujet de leur expérience des UVF.

« Je m’attendais à me sentir dans la prison, et en fait pas du tout, c’est vraiment un petit appartement, qui nous fait penser qu’on est ailleurs que dans la prison […] » [Mélanie, 45 ans, employée non qualifiée, en couple avec Georges depuis 5 ans, rencontré pendant sa détention, l’a accompagné pendant 4 ans de détention, un enfant du couple, « bébé parloir »].

« En UVF il y a cet aspect très glauque, on sait très bien que quand on va en couple faire une UVF, c’est forcément le moment où on va concrétiser une vie de couple, d’un point de vue sexuel, donc il y a cette espèce d’obligation au sexe, qui ne rend pas le lieu très sympathique. » [Céline, 49 ans, employée dans le domaine sanitaire et social, en couple avec Jean-Luc depuis 8 ans, avec qui elle était amie avant son incarcération, trois enfants de précédentes unions, l’a accompagné pendant 3 ans de sa détention].

Ces deux témoignages, prototypes des témoignages recueillis concernant les UVF, peuvent s’analyser à partir de la théorie des « scripts sexuels » (Gagnon et Simon, 1973) entendus comme des schèmes d’interprétation des événements qui permettent aux acteurs de définir la situation comme sexuelle. Les arguments de Mélanie font référence à une situation sexuelle en milieu libre : avoir une relation sexuelle dans un appartement. Pour Céline, la salubrité des locaux et l’idée préalable de l’obligation d’une relation sexuelle ne permettaient pas à cette dernière de faire converger les registres de ses scripts sexuels. Ce qui pour Mélanie a permis d’abolir temporairement les frontières de l’établissement carcéral les a rendues plus prégnantes pour Céline. Cette différence de perception a partie liée avec les attentes des deux femmes concernant la sexualité : pour Céline, plus fortement dotée en capitaux culturel, social et économique que Mélanie, et ayant vécu par le passé des relations conjugales épanouies, le besoin d’agentivité s’agissant de la sexualité est plus présent. La contrainte de l’institution se fait donc également plus pesante.

Le fait est que le contexte carcéral s’impose aux compagnes, avec des capacités d’adaptation différentes en fonction de leurs caractéristiques socio-démographiques, qui déterminent leurs scripts sexuels. Le caractère contraint des salons et UVF redéfinit ainsi les liens et induit des remaniements et des ajustements interactionnels identitaires, en plus d’enfermer les compagnes dans l’enceinte de la prison et de les soumettre aux dispositions légales et administratives qui y sont à l’œuvre, donc, de les incarcérer.

L’enquête de terrain et les entretiens permettent également de remarquer l’utilisation fréquente du téléphone portable pour un usage érotique[14].

« – Tu sais, avec le téléphone, on se parle toutes les nuits, on s’envoie des vidéos, des vocaux, je lui fais des photos sexy. […] Il se connecte à partir de 18h, et moi en attendant, je me fais belle, je fais mes petits scénarios dans ma tête.

– La sociologue : Tu le faisais déjà avant ?

– Aurélie : Ben non pas besoin. » [Aurélie, 27 ans, cheffe d’entreprise dans le milieu de l’esthétique, en couple depuis 9 mois avec Sami, 32 ans, toujours incarcéré pour une peine dont il reste 3 ans à effectuer, avec qui elle était amie avant la détention. N’a pas accès aux visites pour des raisons administratives.]

Les frontières de l’institution sont certes abolies par le téléphone, mais on remarque qu’il s’agit là de pratiques sexuelles ad hoc, relatives au contexte, et subsidiaires, du fait de l’impossibilité d’avoir une sexualité relationnelle. L’institution impose indirectement, dans la mesure où le téléphone portable en cellule est interdit, les heures et la nature des pratiques, qui ne sont pas nécessairement habituelles en milieu libre au sein d’un couple donné.

Enfin, l’institution peut aussi déborder de ses propres murs, notamment lors des permissions et de la levée d’écrou. Des compagnes peuvent ainsi vivre les conséquences des « effets postpénaux » auxquels sont en proie les détenus.

« C’est un combat qui est encore plus dur, la sortie. La prison, c’est facile, parce qu’on se bat contre des choses inadmissibles. Mais la sortie elle est ignoble. C’est un choc sexuel. Il a fallu un temps pour se retrouver. C’est la peur, pour l’ancien détenu, de pas assurer, à cause de ces relations de parloir de cinq minutes, sur une chaise. Un détenu, quand il sort il ne se sent plus dans son rôle d’homme. Quand ton mec sort, on te file les clés de la cellule, le rôle de réinsertion, etc. » [Céline, 49 ans, même enquêtée que supra.]

Les premiers résultats de l’enquête mettent ainsi également au jour le fait que la sexualité conjugale en milieu libre est à tout le moins impactée, temporairement ou définitivement, par la période d’incarcération, au-delà de l’influence qu’a le seul temps qui passe sur les relations en détention (Gaillard 2009). Cette sexualité qui se vit hors des murs physiques de la prison, même à la levée d’écrou, peut difficilement se vivre hors des murs symboliques de l’institution, dans un mouvement de persistance du stigmate par l’entremise des effets postpénaux. L’espace péri-carcéral s’élargit ainsi au lieu de l’intimité du couple, dans un mouvement qui relève de la dilatation des frontières de l’institution, qui s’immisce au sein du couple jusque dans sa sexualité.

 

Conclusion

 

Ainsi, considérer la conjugalité et, partant, la sexualité à l’aune de la prison invite à interroger les frontières subjectives de l’institution : en quoi la présence de la compagne vise-t-elle à « décarcéraliser » le détenu, mais surtout dans quelle mesure cette dernière se retrouve-t-elle partiellement « emprisonnée » ? Comment l’institution, en affichant son ouverture, vient-elle finalement englober une population théoriquement libre, ou se délester de certaines de ses missions sur elle, comme le laisse entendre Céline quand elle affirme qu’à la sortie de son compagnon on lui a donné « les clés de la cellule » ? S’interroger sur le fait de savoir si la prison est encore une institution totale telle que l’a définie Erving Goffman mobilise au premier chef la question de ses frontières.

L’enquête exploratoire permet ainsi d’émettre l’hypothèse que la politique de maintien des liens familiaux en général, conjugaux en particulier, contribue non pas à estomper les frontières de l’institution, mais plutôt à les dilater, en les déplaçant dans la sphère de l’intimité du couple. Les dispositifs rendant possible la sexualité en prison apportent des changements dans la prison, mais peu des changements de la prison. Certes, la politique de maintien des liens familiaux rend les frontières de l’institution plus poreuses, mais la logique carcérale semble surdéterminer toutes les activités, jusqu’à la sexualité conjugale. En outre, il apparaît que cette logique reste opérante à l’extérieur de la prison, même au moment de la levée d’écrou. On peut donc postuler que le maintien des liens conjugaux ne permet pas de conclure à l’obsolescence du concept d’institution totale, dans la mesure où la question de la frontière reste prégnante : elle s’en trouve être redéfinie car déplacée, peut-être même dans un mouvement d’expansion auquel viendrait notamment contribuer la politique de maintien des liens familiaux.

 

Références bibliographiques

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Notes

[1] 69 992 personnes détenues en France au 1^e décembre 2021, dont 2 233 femmes et 67 759 hommes (source : ministère de la Justice).

[2] Le nom a été changé.

[3] Selon les statuts de l’association.

[4] Voir le rapport de recherche de Lara Mahi, Vincent Rubio, Léo Farcy-Callon, 2021, Le covid-19 en prison. Enquête sociologique sur la mise en œuvre et l’acceptabilité sociale de mesures prophylactiques en temps de crise épidémique, pour le ministère de la Justice.

[5] Précaution affichée sur la plupart des groupes en ces termes. Dans la réalité, ils acceptent aussi des relations féminines qui n’entrent pas strictement dans ces catégories, mais ne font aucune exception quant au genre.

[6] Sophie, 29 ans, administratrice d’un groupe de 17 membres dont l’existence a été avérée pendant 9 semaines.

[7] Le nom a été changé.

[8] Dernière enquête statistique de l’INSEE à ce sujet, voir Cassan (2002).

[9] En s’inscrivant dans la filiation théorique de Grosser George H. (1960).

[10] Art. 402 du Code de procédure pénale.

[11] Au 23 juillet 2019, 170 UVF sont en fonctionnement dans 52 établissements pénitentiaires.

[12] Note du 4 décembre 2014 relative aux modalités d’accès et de fonctionnement des unités de vie familiale et des parloirs familiaux.

[13] Une abondante bibliographie à ce sujet est disponible dans Ricordeau, Milhaud (2012, p. 69-85).

[14] 35 997 téléphones et accessoires découverts en 2017, source : Direction de l’administration pénitentiaire (DAP).

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