E-learning et enseignement traditionnel
Des frontières brouillées par la pandémie
vol. 33.1, mai 2023
Didier Ozil
Université Paul Valéry, Montpellier
« Avec un terminal intelligent branché sur la mémoire de la Bibliothèque nationale, les possibilités de connexion de savoir deviendraient inouïes. » (Jean-François Lyotard, 1979)
« Nous nous sommes mis à aimer le virtuel […] [Il] se révèle plus praticable, plus souple, plus facile, plus propre, plus “moderne” et plus séduisant, en somme, que tout ce qui relève (encore) du réel. Et, par-dessus tout, le virtuel partage avec les rêves une légèreté, une immatérialité qui l’apparente aux opérations mentales. » Jean-Louis Comolli (2020)
Introduction
La pandémie et les mesures d’isolement à partir de mars 2020 ont contraint un certain nombre de pratiques à une mise à distance, impliquant l’utilisation de machines connectées[1]. Ce distanciel a touché les entreprises, l’enseignement, les relations familiales, personnelles, amoureuses. Il nous conduit à réévaluer la notion de virtuel, monde virtuel, objets virtuels.
Dans le cadre d’un travail de thèse en cours d’écriture[2], nous avons approché ces objets virtuels à travers l’e-learning et, plus globalement, l’enseignement médié et à distance. Notre approche nous a conduit à réaliser une série d’entretiens avec des formateurs d’adultes, des enseignants, professeurs d’université ou maîtres-esses de conférence, pour identifier leur perception de l’enseignement via des machines connectées, au moment de la pandémie. L’exploitation de ces entretiens est en cours, via les méthodes de la théorie enracinée. Nous nous concentrerons, dans cet article, sur la relation des enseignants vers les apprenants. L’analyse de ces relations sera un point de départ pour élargir le propos vers une approche plus théorique des objets virtuels et des frontières complexes qu’entretiennent réel et virtuel. Nous tenterons alors de définir, dans ce dispositif humains-interfaces-machines, la place de ce qu’il est coutume de nommer l’imaginaire.
Analyse des entretiens réalisés
Pour mener à bien notre travail d’entretien, nous avons délimité deux chantiers différents ; le premier concerne la Formation professionnelle continue (FPC), le second concerne l’université. Dans les deux cas, nous nous sommes attaché à interroger les enseignants, formateurs, professeurs, maîtres et maîtresses de conférence. Dans le premier chantier, les entretiens ont été menés de façon longitudinale et suivent la progression du travail de différents intervenants face à un projet de passage d’une formation d’adultes en e-learning.
Le second chantier concerne les enseignants universitaires. Les entretiens se sont déroulés en une seule fois, en élargissant le type d’interlocuteurs contactés : enseignants de différentes disciplines, localisations diverses en France (également deux entretiens d’enseignants en Amérique du Nord et Amérique du Sud), niveaux académiques différents, appétences avec les outils informatiques[3].
Les deux chantiers ont conduit à des entretiens d’en moyenne une heure, sur un mode compréhensif. L’ensemble représente un corpus d’études d’environ 100 000 mots. Il faut noter ici que notre recherche, débutée en 2018, a été fortement impactée par l’arrivée de la pandémie et des mesures qui s’ensuivirent. Pour autant, notre hypothèse est que la pandémie, si elle a modifié le rapport aux pratiques d’enseignement, n’a pas, pour l’instant, fondamentalement transformé ces pratiques.
Dans l’analyse que nous en avons réalisée, nous nous sommes attaché à rechercher des théories substantives affleurantes (voir Glaser, Strauss, 2017 : 111), identifiables dans la transcription. Elles ont été ensuite formalisées et ce sont ces résultats formalisés que nous reprenons ici sous la forme d’un tableau.
Nous nous devons de signaler que cette analyse est encore en cours. La méthodologie de la théorisation enracinée fonctionne sur une notion importante de réitération (Horincq Detournay, 2021), d’allers et de retours entre les données et les théorisations substantives. L’analyse qui va des données aux théories substantives modifie en retour les catégories élaborées au fil de l’eau par l’étude :
« Ce n’est que dans un second temps (seulement), lorsque la théorisation a émergé plus complètement, que l’on peut mieux connaître les champs conceptuels d’étude dans lesquels la recherche se situe. » (Horincq Detournay, 2021 : 10).
Le processus circulaire d’emergent-fit (Anadón, Guillemette, 2007 : 34) implique que les résultats d’étude ne sont définitifs que lorsque les cycles de réitération ont conduit à une saturation des formalisations.
Tableau 1. Observation et premières formalisations à partir d’un corpus d’entretiens
Index |
Observation |
Formalisation |
|
|
Enseignement classique |
Enseignement distancié |
|
1 |
Être à la fac |
Être chez soi |
Dé-localisation |
2 |
Temps dédié |
Temps dilué |
Dé-sychronisation |
3 |
Faire face à un public (dimension humaine) |
Parler dans le vide |
Statut de l’enseignant |
4 |
Interagir |
Écrans noirs |
Dé-humanisation |
5 |
Cadre fixé |
Cadre à redéfinir à chaque intervention |
Statut de l’enseignement |
6 |
Lire le langage du corps |
Flou de l’image |
Définition (au sens optique) |
7 |
Apprentissage par les pairs |
Information via les réseaux sociaux |
Dissolution |
8 |
Enseignement |
Edutainment |
Pour cet item, la formalisation est en cours. |
(La première colonne est indicative. À ce stade elle n’implique aucune notion de fréquences ni de rang)
Le terme que nous proposons pour synthétiser ces résultats est celui de brouillage. Pour beaucoup d’enseignants, ces aides distancielles qui ont apporté un monde virtuel nouveau, n’ont pas détruit les interactions existantes entre enseignants et apprenants ou enseignants et institutions, mais ont brouillé ces interactions et donc les frontières qui séparent l’enseignement traditionnel d’un enseignement médié. De là notre proposition d’un brouillage, voire un brouillard, comme métaphore de l’entre-deux : entre monde réel et monde virtuel.
Le premier touché est l’enseignant lui-même et sa magistralité. Le corps filmé d’un enseignant ne peut avoir la même présence, la même aura (au sens de Benjamin, 2018 : 50) que pendant la séance en présence. La caméra ne transmet qu’une partie des informations : le corps et ses expressions en sont les grands perdants puisque la caméra impose un cadrage, et donc, par définition, une zone invisible de hors-champ[4].
Cet enseignement médié perd aussi beaucoup en interactivité ; les logiciels de visioconférence permettent cette interactivité : les étudiants peuvent prendre la parole, intervenir dans le chat ; mais dans l’usage qui en est fait, cette interactivité est souvent réduite à peu. Difficulté d’utilisation des logiciels, distorsion de la situation habituelle, éloignement des étudiants qui souvent coupent leurs caméras et ne présentent qu’un écran noir (un écran qui fait écran) : tous ces éléments concourent à une solitude de la parole surplombante.
Une autre frontière se brouille, celle d’un temps et d’un espace dédiés à l’étude versus le temps et l’espace de l’intime. Ce brouillage dans le temps et dans l’espace oblige à repenser à la fois l’organisation de la journée de travail[5], mais également de son espace privé : les frontières bien établies entre le monde de l’extérieur et le monde du chez-soi sont à redéfinir, voire posent question pour un modèle urbain à repenser, dont l’analyse dépasse le cadre de cet article. Que deviennent l’espace urbain et les déplacements dans la ville à l’heure du télé-travail, télé-enseignement, du chacun-chez-soi ? Le lieu emblématique de l’université, le campus, lieu de rencontre des étudiants entre eux, perd son statut de lieu structurant, au profit d’un campus numérique. Il est intéressant, pour saisir la particularité de ce lieu, de se référer à des études antérieures à la pandémie, portant sur la mise en place de campus numériques. À ce sujet, P. Guillemet évoque, en conclusion, le terme d’utopie pour caractériser l’expérience de Télé-université au Québec dans les années 1990 (Guillemet, 2006 : 11). Très différemment, Ch. Develotte et F. Mangenot n’hésitent pas à évoquer une intimité virtuelle (2004), d’autant plus forte chez les étudiants dont ils analysent les propos échangés, que ces étudiants sont dispersés dans le monde. Pour eux, la constitution des groupes de pairs passe par le lieu virtuel du réseau social :
« Même si le Campus numérique étudié n’a pas vocation à susciter la collaboration (au sens fort du terme), une dimension de confrontation et de mutualisation des pratiques pédagogiques est néanmoins présente » (Develotte, Mangenot, 2004).
Une autre frontière est également brouillée, celle qui sépare le sérieux du ludique, le jeu de l’étude. La notion de serious game illustre ce clivage. L’e-learning se présente souvent comme allant de pair avec l’edutainment, autre oxymore qui laisse à penser que le recours à l’image, aux techniques inspirées du jeu vidéo, de la dramaturgie des films ou des séries, peuvent nous aider à conceptualiser et à mémoriser mieux.
Par définition, le terme de brouillage évoque un état d’instabilité, de mouvance ; c’est effectivement le cas ici puisque ces différents brouillages évoluent au rythme de la créativité industrielle des outils e-learning, avec des nouveautés de logiciels, de machines connectées, de dispositifs qui évoluent de mois en mois[6]. Les frontières à la fois dures et poreuses entre enseignement traditionnel et e-learning sont redessinées en permanence, les pandémies récentes n’étant, à ce niveau, que de simples accélérateurs du temps.
Définitions de mots et cadrage d’images
Cette sensation de brouillage se surajoute à la polysémie du mot virtuel. Le mot vient du langage philosophique et désigne alors l’état d’une chose ou d’une idée qui existe à l’état de simple possibilité[7]. La définition philosophique l’oppose à actuel ; ce qui est virtuel est en devenir. Le terme change de sens selon la discipline : le philosophe parle de potentiel, le physicien, spécialiste d’optique, évoque l’impalpable ; l’informaticien et l’usager d’informatique le traduisent par simulationnel, le psychanalyste y voit un synonyme pour fantasmatique (Vial, 2013).
Le fauteur de trouble semble bien ici être le spécialiste de l’optique qui oppose l’image virtuelle à l’image réelle. L’image virtuelle est celle qui ne peut s’objectiver sur un écran, tout en étant vue par l’œil d’un observateur. C’est le principe du miroir, également celui des loupes. Avec l’ordinateur, le virtuel vu comme simulationnel l’emporte : le terme désigne ce que la machine fabrique ou reproduit devant nos yeux sans que nous puissions le toucher, ou même le détacher de l’écran : ce qui est virtuel reste lié à la machine qui le produit. Le mot s’impose dans le domaine informatique en conservant les différents sens qu’il possède par ailleurs : potentialité, artificialité, simulation, voire mirage, double magique – au sens où nous ne savons qu’imparfaitement comment la machine fonctionne et crée l’illusion.
Le virtuel comme promesse
Il est intéressant de porter le regard sur l’approche que fait Deleuze du virtuel ; c’est en psychanalyste qu’il aborde cette notion. Par exemple, lorsque l’enfant n’est plus en présence de sa mère, « il se construit une mère virtuelle à contempler[8] » (voir Noël, 2007). La frontière proposée par Deleuze pour séparer objets réels et objets virtuels est réduite à un point : le moi de chaque observateur ; réels, virtuels : objets qui ne sont pas opposés, mais différenciés.
De l’autre côté de cette frontière franche, les objets virtuels sont « toujours manquants » (Tisseron, 2012 : 39) : ils « ont pour propriété d’être et de ne pas être à la fois où ils sont ». L’objet virtuel « manque de quelque chose en lui-même, car il n’est toujours qu’une moitié de soi dont il pointe et révèle l’autre moitié comme absente » (Ibid.).
Une homologie est ici tentante, entre l’image virtuelle et le symbole, vu comme une figure du discours : dans les deux cas, nous retrouvons l’idée de deux pièces dont l’une est manquante, l’autre servant de substitution à la partie absente, ainsi que l’évoque G. Genette lorsqu’il souligne « l’essence substitutive de la figure » (dans Fontanier, 1977 : 12). Si nous regardons les environnements informatiques, les images que nous montrent nos écrans – et que nous voyons bel et bien – renvoient à des objets ou personnes dont il est difficile de connaître le statut exact : par exemple, sur les réseaux sociaux, si les individus derrière les avatars sont de vraies personnes ou des robots. De fait, les échanges sont constants entre le réel et le virtuel. P. Lévy propose d’y voir un rapport dialectique :
« L’interaction entre humains et systèmes informatiques relève de la dialectique du virtuel et de l’actuel » (voir Lévy, 1998, emp. 123[9]).
Dans un enseignement en visio, l’enseignant travaille face à des images d’étudiants. L’interaction du cours en est chamboulée, en revanche le travail fourni appartient bien au réel. Il passe entre l’enseignant et l’étudiant un flux d’informations codées, virtuel, mais qui s’actualise dès qu’un étudiant imprime ses notes ou récupère le fichier PDF du cours. Le virtuel change d’état via un processus de réification. Nous pourrions considérer, tout aussi bien, que le virtuel du cours s’actualise dès lors qu’un étudiant a compris la démonstration que fait l’enseignant : la promesse contenue dans le cours germe dans l’esprit d’un étudiant. Or, ce processus-là n’est en soi pas différent de celui d’un enseignement en présence ; ce que nous décrivons là, c’est l’acte d’apprendre. Cette idée est prolongée par Lévy qui qualifie les échanges non en termes d’objet réel ou non réel, mais en termes de problème-solution :
« La virtualisation n’est pas une déréalisation (la transformation d’une réalité en un ensemble de possibles), mais une mutation d’identité […] l’entité trouve désormais sa consistance essentielle dans un champ problématique. » (Ibid.)
Il est intéressant de noter l’exemple que donne Lévy pour soutenir ce propos, celui d’une entreprise qui serait essentiellement en télé-travail :
« La virtualisation de l’entreprise consiste donc notamment à faire des coordonnées spatio-temporelles du travail un problème toujours posé plutôt qu’une solution stable. » (Ibid.)
On voit, dans cet exemple, le brouillage que peut constituer un tel manque de stabilité – il apparaît à la ligne 5 de notre tableau – mais, en même temps, l’accroissement des « degrés de liberté » (Ibid.) apportés par de telles pratiques.
L’espace frontière de l’interface
Le virtuel informatique se présente à nous comme un double de notre monde. Dans le cas des réseaux sociaux, la relation au réel est forte : les individus avec lesquels nous conversons sont réellement des individus, même si nous ne les rencontrons jamais. À l’opposé, le jeu vidéo représente l’univers du simulationnel. Mais il est paradoxalement tout aussi réel, puisqu’il propose :
« […] des applications concrètes dans l’efficacité opérationnelle du simulateur de vol, la précision scientifique du logiciel de conception assistée par ordinateur, le réalisme incroyable du jeu vidéo » (Vial, 2013).
Les jeux vidéo, les images de synthèse, utilisent les lois du monde réel pour donner l’illusion du réel, même si elles se permettent parfois de les transgresser au bénéfice de la fiction.
Cette relation avec la machine, avec les machines connectées, avec les outils-machines que sont les logiciels, nécessite un monde intermédiaire, celui des interfaces qui ne cesse de s’anthropomorphiser. On ne dialogue plus avec un ordinateur à l’aide de lignes de codes.
« Tel est notre quotidien à l’heure des micro-ordinateurs : nous classons des dossiers virtuels, nous tournons des pages virtuelles, nous dessinons avec des pinceaux virtuels, nous rangeons nos livres numériques sur des étagères en bois virtuelles, et ainsi de suite. » (Vial, 2013).
L’ordinateur nous apparaît comme un prolongement de notre bureau réel et une continuité s’établit entre les mondes. Nous retrouvons là l’idée établie des machines comme prolongements du corps humain, développée, par exemple, par Mc Luhan (Pelletier, 2012 : 45).
Ne plus voir la machine derrière l’écran
Plus l’interface s’humanise, plus elle nous rapproche de la machine dans un mécanisme d’immersion : entrer des lignes de code sur un écran noir ne laissait aucune place au doute entre qui était l’homme, l’opérateur et qui était la machine, l’ordinateur. Avec une interface graphique élaborée, nous percevons moins la machine derrière l’écran, mais un double moi, avec lequel nous entrons en interaction, comme avec un humain. Nous évoquons ici des interfaces sophistiquées, utilisant des casques à réalité virtuelle, des manettes à retour haptiques, certains vêtements, ceintures ou gilets composés de membranes vibrantes, qui permettent de ressentir la musique ou les chocs[10].
S. Tisseron estime que lorsque nous avons déplacé un curseur pour faire rebondir une balle fictive dans les premiers jeux vidéo[11], nous étions déjà dans l’interaction (2012 : 71). Cette interaction peut devenir troublante comme dans le cas, révélé par l’émission Les Pieds sur terre de France Culture[12]: une femme, Yzabel, correspond avec Tony, sur un site de rencontres. Elle discute avec lui à plusieurs reprises via l’application Face Time. Mais, sans qu’elle puisse s’en douter, ce qu’elle voit n’est qu’une animation, en temps réel, d’images volées à un individu, totalement étranger à cette manipulation. Par ses possibilités techniques de plus en plus élaborées, de moins en moins détectables, « la technologie informatique actuelle semble donc bien correspondre aux critères du “monstrueux” [… Mais] entre l’homme et la machine […] qui est donc le monstre ? » (Hof, 2021 : 3 sqq).
Penser notre rapport à la machine comme relevant d’une interaction quasi humaine peut conduire à une confusion, comme « réduire le monde à n’être que des images, en niant toute intériorité émotionnelle aux interlocuteurs pourtant bien vivants qui y sont représentés » (Tisseron, 2012 : 87). Nous retrouvons ici la peur souvent exprimée, mais finalement peu objectivée, d’une génération en proie à des fantômes virtuels et perdant le contact avec le réel. Comme l’exprime P. Huerre :
« Ces craintes parfois légitimes […] sont finalement rares […] comme au Japon avec le hikikomori (près d’un million de jeunes adultes japonais vivant cloîtrés chez eux devant les écrans au détriment de toute vie sociale, affective et professionnelle) » (Huerre, 2013).
Par exemple pour les SMS :
« Il apparaît que ce type d’échanges est corrélé à davantage de relations sociales “en vrai” et qu’a contrario les jeunes qui y font le moins appel sont aussi ceux qui sont les plus inhibés et isolés. » (Huerre, 2013)
Il ne faut pas non plus sous-estimer la capacité de catharsis offerte par les réseaux sociaux :
« Les usagers des réseaux sociaux tels que Facebook, utilisent cet espace numérique pour constituer une sorte de lieu (locus) de mise à jour constante des affects et des émotions, souvent réprimés dans d’autres situations sociales » (Ribeiro, 2018 : 52)
Les jeux vidéo sont également sujets à interrogation, légitime.
« En accusant la culture de masse des adolescents, [le président américain] Clinton favorise la lecture morale des jeux vidéo et offre ainsi une fiction vouée à être répétée et réactivée à l’occasion » (Mauco, 2013),
mais :
« Le succès d’un tel récit doit être analysé pour ce qu’il est : une fiction de masse » (ibid.).
En d’autres termes, après la tuerie de Colombine, le président s’attache à trouver une raison au massacre.
Il nous revient de nous interroger sur le fait que la machine s’affirme de plus en plus comme l’intermédiaire communicationnel humain quasi unique :
« La prolifération des techniques médiatisées par les médias, par la communication, par l’universalisation des images […] a fini par […] encercler les points de résistance qui ont pour tendance de fondre […] C’est exactement cela que nous étudierons sous le nom de bluff technologique » (Ellul, Porquet, 2012 : 62).
Ce n’est pas l’angoisse du remplacement de l’homme par les machines, par ailleurs sujet de nombre de fictions cinématographiques ou autres, qui point vers nous dans ce texte, mais l’intégration de l’envahissement du virtuel dans une logique plus grande, celle des processus industriels. Les sociétés industrielles sont, depuis deux siècles, des sociétés qui fabriquent des machines, beaucoup de ces machines sont désormais connectées et produisent des objets virtuels. Même si l’envahissement est plaisant pour nous, utilisateurs, à un instant T du processus, on peut faire l’hypothèse que, dans le cas où ce marché ne cesse de s’amplifier, la prolifération, la massification feront céder des frontières. C’est le cas de celle qui isole, pour l’instant, la sphère privée.
Quand la machine « fait l’humain »
Poussant loin cette logique de massification, l’essayiste Jérémy Rifkin nous propose une virtualisation de nos vies la plus grande possible, à travers précisément un monde de machines connectées :
« Quand on commence à faire le tour de la maison, du garage, de la voiture et du bureau et à compter tous les objets, des brosses à dents électriques aux livres et des ouvre-portes motorisés de garage aux badges électroniques dans les immeubles, on est surpris du nombre d’appareils qu’on possède […] on utilisera Internet [dans la prochaine décennie] pour connecter ses objets à d’autres objets […] connecter tout et tout le monde à un système nerveux planétaire, c’est faire passer l’humanité de l’ère de la sphère privée […] à l’ère de la transparence. » (Rifkin, Chemla, Chemla, 2016 : 114).
Cette proposition apparaît donc clairement comme l’abolition de certaines frontières, notamment celles entre vie privée et part publique de nos vies. Se passer de frontières, les estimer de nature translucide, transparente, conduit à une confusion des espaces et des temporalités.
« Il est clair pour tout le monde que si l’on ne trouve pas l’équilibre entre transparence et droit à la vie privée, la gestation de l’Internet des objets sera probablement ralentie, voire irrémédiablement compromise et interrompue, ce qui détruirait toute perspective d’un âge collaboratif » (Rifkin, Chemla, Chemla, 2016 : 118).
Dans une vision quasi opposée, Crawford et Saint-Upéry revendiquent la nécessité d’un savoir spécifique qui passe « par le savoir-faire […] lié à l’expérience d’un individu spécifique. On ne peut pas le télécharger sur Internet, on peut seulement le vivre » (2016 : 187). Cette approche nous renvoie à la notion centrale de geste technique, celui du garagiste, mais également celui du chirurgien, du musicien, du boulanger, du soldat, du peintre, gestes que le virtuel peine à saisir et qui représentent « le caractère incarné et intéressé de la connaissance […] marque de l’activité des penseurs effectifs, lesquels sont toujours “en situation” » (Ibid.).
Dans cette vision du monde du travail, les savoirs reprennent un rôle central ; voilà qui nous renvoie à la phrase de Lyotard citée en incipit de notre article.
« Les corps à corps imaginaires[13] »
Notre propos technocentré nous incite à croire à une réalité des frontières : il y a une différence réelle entre les objets et leurs reflets dans le miroir. L’erreur serait de penser que ces reflets appartiennent à un au-delà sublunaire : ce serait oublier, par exemple, le cas de l’assassinat du professeur Samuel Paty, où les réseaux sociaux ont été déterminants dans la conduite de l’acte (Mestre et al., 2021).
Tout autant peut-on souligner leurs apports des réseaux sociaux dans les révolutions dites des Printemps arabes :
« En montrant à chacun qu’il n’est pas le seul à penser [d’une certaine] façon, Facebook fait sortir les citoyens de leur isolement. » (Zakhour, 2011).
Qu’il y ait une part d’imaginaire dans notre rapport aux mondes virtuels, cela paraît une évidence pour Tisseron :
« Internet est devenu un espace de jeu et de mythomanie à l’échelle planétaire » (Tisseron, 2012 : 106).
Il note avec justesse que les jeux de rôles envahissent les formations en entreprise, de même que les serious game, pour beaucoup inspirés de l’univers des jeux vidéo. Comme le note Tisseron, l’époque est au jeu, « car il y a une jouissance à jouer ! » (Ibid.).
Nous formulerons ici deux hypothèses. D’une part, ce jeu qui envahit une certaine approche du monde nous apparaît plus du côté de la païda que du ludus, selon les catégorisations de Roger Cailloix (2009). Il y a une envie de jouer pour appréhender le monde, mais sans règles, sans gain, sauf à très court terme.
Alors, pourquoi jouer ? En dehors du plaisir immédiat que l’on en tire, notre seconde hypothèse sera qu’Internet permet d’actualiser nos schémas relationnels (Tisseron, 2012 : 105). Or, ces schémas, nous les utilisons tous les jours dans cette mise en scène de la vie quotidienne qu’est notre vie (Goffman, 1973). Internet et les réseaux sociaux seraient donc les lieux de formation permanente, de recyclage de nos différentes routines, au sens que donne Goffman à ce mot (1973 : 23), routines que nous utilisons, tous les jours dans notre rôle d’acteur de la vie sociale et qui permettent à cette vie sociale d’exister.
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Notes
[1] Nous définissons comme machines connectées tout objet physique connecté à un réseau et pouvant envoyer ou recevoir des informations sur ce réseau, à la demande et sous le contrôle direct d’un opérateur humain ou en dehors de cette demande ou de ce contrôle directs.
[2] La transmission du savoir, ses enjeux et ses évolutions, de Socrate au numérique, thèse en préparation à Montpellier 3, dans le cadre de l’École doctorale 60, sous la direction de C. Bryon-Portet.
[3] Ceci afin d’éliminer le biais des « bons élèves » du numérique : enseignants ou formateurs à l’aise avec les outils numériques, machines et logiciels.
[4] Il faut ajouter le manque de définition des caméras type webcam qui produisent souvent des images floues, en raison de la faiblesse des capteurs et du mode de captation, lié à la bande passante.
[5] Voire, dans certains cas, l’organisation de l’année universitaire (cas soulevé par notre interlocutrice 19, enseignante au Brésil, puisque la pandémie de mars 2020 intervient en début d’année universitaire dans l’hémisphère sud).
[6] Voir par exemple les dispositifs de réalité augmentée dans lesquels Quéau voit « tout simplement le mariage du réel et du virtuel » (1995, p. 39).
[7] Voir Dictionnaire CNRTL – Centre national de ressources textuelles et lexicales.
[8] Nous notons la formule qu’utilise Deleuze pour désigner ce transfert : « Mais d’autre part et en même temps [souligné par nous], l’enfant se constitue un autre objet, un tout autre type d’objet, objet ou foyer virtuel qui vient régler et compenser les progrès, les échecs de son activité réelle » (Deleuze, 2013). Cette formule souligne la simultanéité, le temps réel de l’opération de transfert. Cette formulation est également pointée par Tisseron (2012, p. 37).
[9] L’édition consultée étant en format EPUB électronique, la référence est faite au numéro d’emplacement.
[10] Ces dispositifs viennent à la fois du monde du handicap (faire ressentir la musique aux personnes malentendantes, par exemple) ou du monde de la formation professionnelle. Nous pouvons citer dans ce contexte les sièges asservis qui donnent aux conducteurs d’engins l’impression de mouvement, les systèmes de simulation de chaleur ou d’odeur de brûlé, utilisés dans les formations sécurité en industrie, par exemple.
[11] S. Tisseron fait référence ici au jeu PONG, commercialisé dès 1972 par ATARI et considéré comme le premier jeu vidéo d’arcade.
[12] Voir Les Pieds sur terre, « Deep fake : attention au mirage amoureux », Gross Clémence (réalisation), Simonot Sophie (reportage) ; diffusion le 9/11/2021, durée : 29 min.
[13] Nous empruntons cette formule à Jean-Louis Comolli : « alors que la pandémie du Covid-19 est toujours en cours et qu’un vaccin est toujours espéré […] le corps à corps des relations entre humains tend à devenir imaginaire, comme dans les rêves ou les fantasmes. » (2020, p.3).